Figures marquantes de la photographie suisse
Le plus souvent engagées, les œuvres des ambassadeurs de la photographie suisse ont largement dépassé les frontières et se sont même parfois imposées comme des standards dans leurs genres respectifs. À l’instar de Monique Jacot ou de Werner Bischof, elles témoignent également de l’évolution, dans la seconde moitié du 20ème siècle, du médium photographique, balançant entre commandes commerciales et pratique artistique libre.
Ils prirent la route, et des chemins de traverse.
Qui ne connait pas ”The Americans”, ouvrage de photographie paru en 1958, classique parmi les classiques? Peu savent pourtant que son concepteur, le grand Robert Frank, est né à Zurich au lendemain de la Première guerre Mondiale. Dix ans après avoir émigré aux USA, il découvre le pays qui deviendra sa patrie d’adoption; entre 1955 et 1956, Frank passera deux ans à sillonner les routes nord-américaines, au bénéfice d’une bourse Guggenheim, côtoyant un instant Jack Kerouac, auteur légendaire de la Beat Generation. Déployée en film, vidéo et en photographie, autant documentaire qu’expérimentale, son œuvre puissante, engagée et libre d’esprit, est un manifeste iconoclaste.
À cheval sur deux cultures elle aussi, Shirana Shahbazi convoque sa terre natale, l’Iran, dans son travail. A l’image de son dernier grand projet, ”Monstera”, un récit photographique d’un voyage de trois mois qui l’a amenée de son lieux de vie, Zurich, à Téhéran, l’artiste manie images documentaires et lithographies abstraites et sensuelles, brillamment mises en scènes en 2014 à la Kunsthalle de Berne et–librement–édité dans un ouvrage du même nom. À tout juste 42 ans, Shahbazi est déjà considérée comme une artiste majeure du médium.
De l’Amérique au Valais, il semble n’y avoir qu’un pas que Yann Gross a révélé dans son premier travail à succès «Horizonville», épopée (réalisée à mobylette) aussi surréaliste qu’ethnographique dans la vallée du Rhône, sur la trace des accros au Far West. De l’Ouganda au Brésil, le jeune photographe veveysan allie son approche sur les constructions identitaires à un fort engagement pour chaque communauté qu’il rencontre. Vainqueur en 2015 du Luma Rencontres Dummy Book Award, Yann Gross présentera à Arles son nouveau projet (un livre et un spectacle) nous emmenant sur les traces du navigateur et explorateur Francisco de Orellana qui fit découvrir l’Amazonie à l’Occident au XVIe siècle.
Enfin, quand on parle de route, comment ne pas évoquer l’illustre Marcel Imsand? Personnage attachant, cet ancien mécanicien de précision, qui apprit la photo en autodidacte, devint le témoin préféré de la vie des vaudois et de leurs paysages contrastés. À l’aise dans tous les registres, c’est au contact des siens qu’il excelle. Personne n’a oublié ses mythiques photographies de la Fête des Vignerons 1977 de Vevey. Depuis 2012, son archive photographique est conservée au Musée de l’Elysée, rien que ça.
Documenter la société et des causes
Il est l’un de ceux qui a non seulement su faire la transition entre les générations dorées du reportage et celle de la photographie contemporaine et plastique, mais il est également celui qui a sûrement le mieux documenté la révolution sexuelle et les notions d’identités. Formé au préalable au graphisme et à la décoration d’intérieur, Walter Pfeiffer (né en 1946) a su mettre les hommes à nu comme personne, dans un style inimitable, entre immédiateté et artifice. Longtemps resté artiste underground, le zurichois bénéficie aujourd’hui d’une reconnaissance internationale, qui, à l’instar de Balthasar Burkhard, le voit côtoyer sur les cimaises les plus grandes pointures de l’art contemporain.
Pourtant fantasque et coloré, son travail pourrait faire écho à celui de Monique Jacot, photographe née en 1934 à Neuchâtel. Connue pour «Femmes de la terre» ou «Cadences - L'usine au féminin», ses photoreportages, tout comme ses nombreux portraits sensibles, défendent élégamment–et lucidement– la cause des femmes en documentant leurs conditions de vie et de travail à la campagne et dans les usines.
Des femmes, il en est également question dans le travail de fond qu’opère Iren Stehli sur la République Tchèque. Une, surtout, Libuna, femme rom qui vit à Prague, qu’elle a suivi durant de nombreuses décennies. La photographe zurichoise documente sans nostalgie, le plus souvent au jour le jour, un pays passant d’un régime politique à un autre.
Ils ont photographié les plus grands
Le nom de René Burri est sur toutes les lèvres des amoureux de la grande photographie. Celui de Ernst Scheidegger, qui nous a quitté cet hiver, l’est sans doute moins. Et pourtant: celui qui fut l’un des premiers collaborateurs de la mythique agence Magnum mais également fondateur de sa propre maison d’édition et galerie d’art, a côtoyé Alberto Giacometti, photographiant sa vie et son œuvre depuis leur rencontre à l’école militaire en 1943 et ce jusqu’à la mort du grand peintre tessinois en 1966.
Si le portrait d’Ernesto ”Che” Guevara, cigare au coin de la bouche, tiré par René Burri, est mondialement connu, que dire de ceux réalisés par Luc Chessex, qui vécut 14 ans à Cuba dans les années 1960-1970? Travaillant pour le ministère de la culture, il photographie le «Líder Máximo» Fidel Castro et le Che, ne manquant pas de témoigner des représentations qu’ont générées ces figures charismatiques de la révolution cubaine. De retour en Suisse, le photographe lausannois mit tout son talent au service de causes humanitaires, dont celle du Comité international de la Croix-Rouge, et traita plus récemment de la multiculturalité de manière brillante.
René Burri, venons-y, enfin : celui dont on dit qu’il a immortalisé tous les bouleversements historiques du siècle dernier a brûlé les étapes très jeune, ouvrant son tableau de chasse des célébrités (qui comprend Picasso ou Le Corbusier) du haut de ses 13 ans, se servant de l’appareil de son père pour capter le furtif passage en voiture de Winston Churchill à Zurich. Créée en 2013, sa propre fondation lui a permis de léguer un fond de 30 000 images au Musée de l’Elysée juste avant qu’il ne disparaisse des suites d’une longue maladie. On n’a pas fini de prendre la mesure de l’héritage laissé par cette star de la photographie. Intemporel.