Antoine Preziuso

Les Suisses, artisans du temps

Les montres font souvent partie des objets que l’on associe à la Suisse. Un cliché qui reflète une réalité: le savoir-faire horloger helvétique est connu et reconnu à l’international depuis le XVIIe siècle. Histoire d’une tradition toujours bien vivante, qui a su surmonter de nombreuses crises. 

De l’horloge de tour à la montre-bracelet 

L’histoire de l’horlogerie démarre en Suisse avec l’horlogerie de tour et les montres de poche.  «Entre le XIVe et le XVIe siècle, les instruments de mesure du temps, de confection artisanale, sont des objets rares. On sait que la famille Liechti de Winterthur par exemple était spécialisée dans les horloges de tour dès le milieu du XVIe siècle. À cette époque, la Suisse n’est pas une puissance comme le sont la France,  les Pays-Bas ou encore l’Angleterre. Dans ces pays, des objets prestigieux de l’horlogerie sont développés grâce au soutien du mécénat dans le domaine des arts et des sciences. En Suisse, on planche plutôt sur la nécessité ou le souhait de mieux connaître l’astronomie et le calcul du temps», explique Régis Huguenin-Dumittan, directeur du Musée international d’horlogerie situé à La Chaux-de-Fonds dans le canton de Neuchâtel. À ses débuts, la Confédération helvétique compte de petites productions locales d’horlogerie dans différentes régions et des savants qui s’exportent. Ce n’est qu’à la fin du XVIe siècle que les choses vont changer grâce à l’afflux de réfugiés français dans le canton de Genève notamment.  

Antoine Preziuso

 

«Les Huguenots arrivent en Suisse avec un savoir-faire dans l’horlogerie et l’orfèvrerie qui amènent un changement en faveur de la montre de petit format». La fabrication de pièces de prestige, gravées et décorées, est lancée. Le canton du bout du lac Léman se spécialise dans la finition et la vente alors que la production des mouvements qui constituent les montres mécaniques se propage dans l’Arc jurassien.  «Selon la légende, les paysans de la région étaient pauvres et ils s’ennuyaient pendant l’hiver. Beaucoup d’entre eux se sont alors convertis à des métiers du secteur secondaire. L’horlogerie nécessite peu d’outillage et la présence d’autres industries comme celles du fer, de la dentellerie ou du tissu leur a permis d’utiliser leur esprit productif mais également leur réseau de commercialisation au profit de l’émergence de cette nouvelle industrie», dévoile Régis Huguenin-Dumittan. Dès le XVIIIe siècle, la Vallée de Joux se spécialise dans les montres de poche et La Chaux-de-Fonds devient la référence des pendules neuchâteloises. Le Jura bernois, Soleure, Thoune et Zurich développent également leur industrie horlogère. 

Antoine Preziuso et son fils Florian, sont tous les deux horlogers. Ils ont gagné de nombreux prix, dont le Grand Prix d’Horlogerie de Genève en 2019.
Antoine Preziuso et son fils Florian, sont tous les deux horlogers. Ils ont gagné de nombreux prix, dont le Grand Prix d’Horlogerie de Genève en 2019.

 

L’horlogerie suisse résiste aux deux guerres mondiales et la Confédération institue un cartel horloger dans les années 30. «À cette période, les États-Unis qui appliquent une technique industrielle moderne mettent à mal le système suisse, composé d’une multitude de manufactures qui ne sont pas organisées entre elles. La crise des années 30 provoque la naissance des premières structures horlogères communes. À la même époque, la montre-bracelet se répand et on la retrouve au poignet des grands explorateurs, à plus de 10'000 mètres de profondeur dans la fosse des Mariannes en 1960 et sur la lune en 1969. Mais le défi de la miniaturisation de l’électronique qui arrive dans les années 1970, couplé à un nouveau contexte économique et géopolitique, va provoquer une nouvelle crise dans le milieu et changer la dynamique et la tradition de l’horlogerie suisse», témoigne le conservateur du MIH. 

Antoine Preziuso fabrique entre 50 et 60 montres par année dans son atelier.
Antoine Preziuso fabrique entre 50 et 60 montres par année dans son atelier.

 

De la montre mécanique à la montre à quartz

Entre 1970 et 1980, l’horlogerie suisse qui produit essentiellement des montres mécaniques est menacée par le développement des montres à quartz. «Dans les années 1960, 60% des produits de l’horlogerie mondiale sont fabriqués en Suisse. On y produit d’abord des montres mécaniques avant d’intégrer des dispositifs électriques et à quartz qui permettent un plus grand degré de précision», révèle Régis Huguenin-Dumittan. Mais l’industrie horlogère helvétique qui évolue encore sous le contrôle de l’État fait face à la concurrence du Japon, qui industrialise la technologie du quartz à une plus large échelle. Une montre japonaise qui est plus précise et meilleur marché que la montre mécanique suisse. Le «swiss made» perd alors la cote du public, créant une insécurité totale dans le milieu.

L’entrepreneur libano-suisse Nicolas Hayek est mandaté pour piloter l’étude de la dernière chance. Grâce à la mobilisation des banques et la fusion d’ASSUAG et SSIH, les deux grands groupes de l’époque, l’industrie horlogère suisse est maintenue sous perfusion. La Swatch devient le symbole de la concrétisation de ce changement en 1983. «La Swatch est la montre à quartz suisse produite à large échelle. On sort de la logique de l’objet en métal précieux pour entrer dans celle de l’objet de mode, en plastique, coloré et bon marché que recherchent les consommateurs de l’époque», explique le directeur du Musée international d’horlogerie. Son succès est retentissant, plus de 400 millions d’exemplaires ont été vendus depuis sa création. À l’heure actuelle, la Suisse compte trois grands groupes horlogers; Swatch Group, Richemont et LVMH. Six écoles d’horlogerie sont présentes dans le pays, qui compte plus de 500 entreprises horlogères. Les savoir-faire en mécanique horlogère et en mécanique d’art sont inscrits au patrimoine culturel immatériel de l’humanité depuis 2020. 

L’horlogerie haut de gamme, une histoire de transmission

La production en masse des montres à quartz a brisé les codes de l’horlogerie traditionnelle qui régnait en Suisse. Dans un premier temps, les ouvriers et artisans actifs dans le domaine de l’horlogerie mécanique ont subi ce changement. Mais les gestes et les outils qui sont inhérents à la fabrication de ce type de montres leur permettent de tirer leur épingle du jeu car ils représentent l’histoire, la tradition et l’excellence. L’horlogerie haut de gamme naît à la suite de cette crise. Si les machines modernes ont remplacé certaines opérations, la main de l’artisan, son œil et sa sensibilité restent indispensables dans l’industrie horlogère helvétique et c’est ce qui crée sa valeur ajoutée. Pour ce type de montre, les manipulations sont précises et spécialisées et la transmission de ce savoir-faire se fait en école, en entreprise ou en famille. C’est le cas de la marque Antoine Preziuso, dont l’atelier est situé dans la campagne genevoise. 

La montre mécanique est un micro-cosmos, elle se compose d’une myriade de pièces détachées qui se mesurent en millimètres et qui sont assemblées à l’aide d’une loupe.
La montre mécanique est un micro-cosmos, elle se compose d’une myriade de pièces détachées qui se mesurent en millimètres et qui sont assemblées à l’aide d’une loupe.

 

Je suis né dans le quartier de la Jonction à Genève. Il regorgeait de tous types de métiers dont des horlogers chez qui j’allais toujours guigner.

raconte Antoine Preziuso, un horloger dont la marque porte le même nom. «Ces artisans me donnaient leurs pièces dont ils se débarrassaient, par exemple des cadrans, que je ramenais à la maison pour bricoler. Mon papa travaillait aussi dans le domaine, il fabriquait les boîtes des Rolex et il avait un atelier à la cave. C’est avec lui que j’ai appris à monter et démonter de la mécanique. J’avais 7 ans et c’est à ce moment-là que ma passion pour l’horlogerie a commencé». Après l’école obligatoire, Antoine Preziuso s’inscrit à l’école d’horlogerie de Genève pour devenir horloger rhabilleur. Il termine meilleur apprenti de sa promotion et se fait engager chez Patek Philippe, où il devient un spécialiste des mouvements compliqués. «La montre mécanique est un microcosme: elle se compose d’une myriade de pièces détachées qui se mesurent en millimètres. On les assemble à l’aide d’une loupe et cela demande un grand soin pour être joli», témoigne le Genevois. 

Antoine Preziuso ouvre son atelier d’horloger indépendant en 1981 et crée «Siena», sa première montre, en 1985. Dix ans plus tard, il l’expose dans un salon et cette dernière attire l’attention d’un Japonais, qui lui en commande 100 pièces. Chez les Preziuso, qui s’identifient comme la «tic-tac family», la fille est bijoutière et le fils a imité le père. Ensemble, les deux horlogers ont marqué l’histoire en développant un mouvement unique au monde: le tourbillon des tourbillons. Une créativité, une passion et un savoir-faire qui leur a permis de remporter de nombreux prix. «Je suis un créateur. Quand je fabrique une montre, je suis comme un peintre devant une toile blanche, je dois être inspiré pour produire. Parfois ce sont des modèles uniques et parfois des modèles à reproduire à la demande. Quand j’ai démarré, je produisais entre 10 et 15 montres par an. Puis, j’ai eu une période industrielle durant laquelle nous produisions annuellement un millier de montres. Aujourd’hui, je suis redevenu un horloger indépendant et j’en fabrique entre 50 et 60 par an». Un artisan suisse qui admire la tradition d’horlogerie de son pays. «Je côtoie des horlogers âgés qui me soufflent des secrets de leur pratique. Notre savoir-faire fait partie de notre histoire. Notre passion et notre précision sont admirées dans le monde entier. Toute la planète apprécie la Suisse où tout fait tic-tac», conclut l’horloger genevois.